Dramaturgie numérique (1/2)
« Bonjour Chez vous »
le 25 Jun 2024
Sommaire
« Bonjour, je voudrais échanger mon Barbecue acheté il y a 6 mois. Je sais, la garantie est de 3 semaines. Mais j’ai la preuve d’achat ! ...que je n’ai pas sur moi… — Bonjour, je ne vais pas pouvoir vous aider, ici vous êtes à la Mairie du Village ! Bienvenue. — Le village d’Emmaüs, oui… Je viens pour mon barb… ? — Ah non, je vous l’assure : ici vous êtes dans la fiction, à la Mairie du Village. En quoi puis-je vous aider » ? De quoi tourner en bourrique. Le site d’Emmaüs MundoLe bâtiment, pas internet., dont l’objectif est « l’insertion sociale et professionnelle de personnes éloignées de l’emploi », est conçu sur le même principe qu’un village : des semblants de rues, avec pour quartiers des stands de vente : le quartier vêtements, le restaurant solidaire, le quartier des livres, etc. Et le stand Mairie, juste à l’entrée du bâtiment, entre les caisses et la zone de repos. Tout est récupéré ; ça se voit, ça se sent. Mais il n’y a rien à vendre. Pourtant, on y trouve des employé.e.s.Nous n’avons pas l’habitude d’utiliser cette forme d’écriture inclusive. La raison tient au fait que si le genre n’a pas à intervenir dans le contexte du propos, nous renforçons la binarité en nous rappelant à chaque phrase l’existence de distinctions genrées, voir sexuées. Bien conscients cependant que la forme neutre (où « le masculin l’emporte ») n’est pas satisfaisante, nous emploierons quand même cette forme dans le contexte de cet article, car au moins trois personnes avec qui nous avons travaillé sur ce projet utilisent cette forme d’écriture inclusive. Et, surtout, qu’il est toujours très agréable de proposer des tentatives de transformation de la langue. En réinsertion dans le monde professionnel. Mais pas que. Des employé.e.s de mairie. La mairie, non pas du village d’Emmaüs, non pas de Bischheim ou de Schiltigheim, ni même la mairie d’un village, mais bien la mairie du Village : Le Village..
Pour du faux, on vous l’assure, tout est pourtant bien vrai. Du simple badaud au chaland de passage, du collectionneur au chasseur bi-quotidien de (trop) bonnes affaires, du salarié temporaire en réinsertion professionnelle au salarié permanent : cette ambiguïté intrigue. Que vient faire le Cabinet d’éthikmologie dans Le Village, dans cette Mairie, avec son conseil municipal, ses mariages et son territoire ? À coup sûr, son site internet ! Mais pas que.
Fin 2022, nous prenons en cours de route une résidence de territoires déjà bien entamée par le collectif Pieds au murqui s’est renommé depuis l’écriture de ces lignes en « la collective pieds au mur ». : le projet Labo-Compost. Dans une démarche que nous pourrions aisément qualifier d’anthropologique, immergés dans ce que ses villageois, acteurs du quotidien, nomment « le village d’Emmaüs », le collectif crée des micro- dispositifs scénographiques, permettant la rencontre de personnes par la construction de personnages en devenir.
« Ces personnages emprunteront le vécu et les affects des personnes qui les font exister, mais aussi de tout ce qui peut stimuler leurs imaginaires (espaces et objets présents au moment de nos entretiens par exemple). Le “compostage” devient alors une sorte de procédé de création des personnages. Qu’est-ce que je garde de moi quand je me résume par le récit ? Comment le mélange avec d'autres récits vient former une nouvelle matière, moduler mon personnage ? Nous nous sommes dit que s'imaginer, c'est se composter : c'est se réemployer, se transformer, dans un écosystème et un endroit d’enrichissement mutuel. »Source: http://le.village/
Avec la complicité de la direction bien réelle d’Emmaüs, est annoncée l’embauche d’une Sourcière et d’une Commère : deux personnages incarnés par une scénographe et une plasticienne, Elsa et Marie, deux fonctions, deux manières de récolter et de construire de nouvelles histoires, à la source et au recyclage des ragots.
C’est donc à travers la réutilisation d’histoires et d’objets de seconde main eux-mêmes chargés d’histoires suggérées, et qu’il s’agit de ré-animer par un récit avec un œil neuf et intentionné, qu’une personne du monde réel pourra se re-raconter son histoire, non pas à l’aune de la réalité telle qu’elle se présente, mais bien de la re-présentation, symbolique et fictive. Une manière de parler de soi avec distance, de tisser de nouveaux liens avec d’autres personnages, en décalant le préjugé lié à l’appartenance sociale, en le focalisant sur le jugement de nouvelles caricatures. Entre deux tranches de travail – de livraisons, de tris de dons, de manutention, de secrétariat ou de menuiserie – de eux à nous, entre nous et entre eux, l’imaginaire déborde sur le quotidien, si bien qu’on ne sait plus tropToute proportion gardée. si l’on s’adresse à un artiste, un employé, ou à leur personnage. La fiction infuse et prend le goût du réel. En tout cas, les jours et les semaines passant, nous faisons partie du paysage, des réunions matinales aux pauses cafés-clopes. Entre deux résidences, la fiction est elle-même recyclée : l’espace de la Mairie est tantôt réutilisé pour les élections des délégués du personnel, tantôt comme espace de distribution de paniers de légumes. Au fil des jours des complicités se créent, les personnages s’incarnent et se rencontrent sans accrocs.
Des histoires sans débuts et sans fins, nous en avons eu : fallait-il encore tisser des liens dans le contradictoire de la diversité des mondes de chacun. Ce fut le moment de basculement. Le passage de l’anthropologie à la dramaturgie. L’appel de cette dernière nécessite un obstacle. Le nôtre, d’obstacle, c’est que nous n’en avions pas. Pourquoi n’avions-nous pas de conflit ? Pourquoi tout se passait si bien ? Il nous fallait ébranler l’harmonie, créer de la friction et des enjeux, en se confrontant à la politique qu’implique une mairie dans un tel dispositif : trouver ensemble (tous ensemble), un sens et une dramaturgie collective à notre histoire. Cela tombe à pic : tous les villageois, sans exception, sont au conseil municipal non-élu, sans maire ni autorité d’aucune sorte.
Certains nous feraient remarquer que derrière notre romantique utopie de décision collégiale, se cacheraient des forces obscures… « Bonjour chez vous ! », est la salutation d’usage d’un autre village, celui porté au petit écran dans la série The Prisoner, où un agent des services secrets britanniques se retrouve dans un village, le village. Paisible. Confortable. Communautaire. Sans friction. Où l’on joue à la démocratie… une démocratie pilotée, en arrière plan, par un numéro 1, sans visage, et le numéro 2, aux multiples visages. Dans notre Village, derrière les personnages de la Sourcière, la Commère, la Reine et ses deux Opticiens, se cacheraient les personnes d’Adèle, Elsa et MarieDu collectif Pieds au mur. ou Jordan et RobinDu Cabinet d’éthikmologie., qui, préparant longuement les dispositifs et les dramaturgies quotidiennes, tireraient les ficelles. En effet, nous avons répondu par l’affirmative à la très sincère question émise par un employé : « mais, vous êtes payés pour ça ? ». Dans notre tentative de brouiller les frontières, ou de réagencer les catégories normales du réel et du fictionnel, qui sous-tendent les concepts même de vérité et de fausseté, nous sommes tout de même tentés de dire : "ce n’est pas complètement faux"… Nous avons le temps, l’intérêt et une certaine habitude des questionnements éthiques qu’impliquent des interactions avec le public – bref, le luxe conféré par notre situation sociale. De l’autre côté, nous avons des salariés d’Emmaüs, entre autres Farzan, Laura, Thomas, Adam, qui, surtout, n’ont rien demandé. Ne nous y trompons pas : si vous vous attendiez à des révélations sur un choc des cultures entre le monde des insérés et le monde en ré-insertion, nous allons vous décevoir. La différence des mondes tient avant tout à une dissymétrie de temps consacré pour les uns à des problèmes qui les intéressent à plein temps, et de l’autre des personnes qui ne demandent pas, à priori, à participer à quelque chose – ici une expérimentation démocratique.
Ce semblant de démocratie pourrait ressembler, en effet, à une instrumentalisation un peu condescendante des acteurs que nous rencontrons et dont nous aurions la charge de perturber le quotidien pour les mettre en action. Comme tentative de réponse, certainement insuffisante, nous pourrions avancer, timidement, que les premiers à avoir été perturbés et mis en action étaient nous-mêmes. Pris dans ces questions existentielles de ce que nous faisions là, en tant qu’artistes, et de la considération que nous avions pour notre public, les premiers spectateurs mis en action de notre propre spectacle, c’était nous-mêmes.
La mise en place de la fiction, assumée littéralement comme telle, a peut-être permis de supporter une dramaturgie inachevée. En effet, dès que son objet d’intérêt ne devient pas seulement la monstration par la mise en scène d’un vivre ensemble horizontal, mais la démonstration par l’expérimentation de la construction collective, on en vient à buter sur un obstacle de taille : nous ne maîtrisions que nous-mêmes et nos propres intentions. C’est peut-être là le sens à donner aux divers jeux de mises en abyme que nous n’avons cessé de mettre en placeNotamment au niveau du site internet., pris au propre piège de la réflexivité à propos de l’instrumentalisation d’un public rencontré. Ce luxe de pouvoir penser sur la pensée instrumentalise de plus belle ce que nous redoutions, jouant le jeu d’un village communautaire refermé sur lui-même, où seuls quelques-uns maîtrisent les ficelles – en l’occurrence, les artistes.
De notre côté, nos personnages d’Opticiens des histoires du Village, ceux qui poli-c-ent leurs manières de voir, avaient en charge, depuis l’intérieur de la fiction, la construction numérique du site internet du Village et de son territoire, à partir du matériel esthétique chiné sur place. L’ambiguïté même du matériau du numérique, dans ses dimensions aux apparences impalpables et immatérielles de la mise à l’écran d’un tissage de textes, d’images et de son, nous a permis la mise en abyme de la thèse au cœur du projet : la réalité n’est autre qu’une composition fictionnelle – et de son corollaire : la réalité est une fiction comme une autre.
Prenez le chemin de la fiction par ici. Mais attention, ce site est une expérimentation déroutante inachevée qui a pris fin beaucoup plus tôt que prévu.