Dramaturgie numérique (2/2)
Un site in situ
le 21 Nov 2024
Sommaire
Lors de notre résidence à Emmaüs Mundo avec le collectif Pieds au mur, la dramaturgie numérique avait comme thème général la rencontre, l’articulation de deux modes d’existence : le réel et la fiction. Ce partage bien connu va souvent de soi. La dureté du monde réel, ses normes et ses règles, celui du travail et de la réinsertion, celui des objets neufs ou de récupération, l’ordinaire et l’extraordinaire qui draine son lot de souffrances et de joies à nos véritables corps en chair et en os. De cette dimension émane l’imaginaire, la fiction, aux constructions plus vaporeuses, qui élèvent notre esprit aux plus belles heuristiques élucubrations utopiques, ou le rabaisse à nos plus vils désirs cathartiques. S’il est tout autant convenu que l’un nourrit l’autre, nul doute que le premier sanctionne le second – et non l’inverse. Le réel (le marionnettiste) est à l’origine de sa fiction (la marionnette), il en tire les ficelles, la manipule selon ses intérêts.
Très vite, nous comprenons que nous ne sommes pas les premiers artistes de passage dans cette structure de réinsertion professionnelle. Quelle est la place, le rôle, le statut attendu de ces fugaces fictions ? Amener de la "culture" là où, peut-être, il en manquerait ? Créer des sas, des soupapes, d’autres lieux, des instants suspendus, le temps de régénérer les forces de travail ? Provoquer une distance par rapport à son quotidien pour mieux se questionner ? Se divertir pour mieux revenir au réel ?
Notre choix fut celui de jouer explicitement de cette dichotomie qui nous mettait, disons-le, mal à l’aise. Car ce partage normal du réel et de la fiction n’est pas sans lien avec le problème de l’instrumentalisation des acteurs dont nous parlions lors du premier article à propos de cette résidenceDramatugie numérique 1/1 : « Bonjour chez vous ! ». Car si le réel encadre la fiction – s’il arrive avant elle et qu’on y retourne éternellement – nous sommes condamnés. Enfermés dans nos rôles sociaux attribués – entre ceux qui réussissent, ceux en marge, et ceux potentiellement réinsérables – et dans le schéma normal de l’alternance du travail et du divertissement. Astreints à considérer certains publics comme incultes.
Cette hiérarchie des modes d’existence, nous pouvons la ré-agencer, en concevant le réel comme lui-même composé exclusivement de récits fictionnels – eux-mêmes bien réels. L’objectif des Opticiens de la Mairie que nous sommes fut dans un premier temps de créer une porte d’entrée dans la fiction par les outils numériques, en détournant la métaphore de la carte et du territoire. En lisant l’image de la première, on s’attendrait à pouvoir se repérer dans la concrétude du second. Mais ici, en lisant la carte du territoire, on se retrouve… réellement perdus dans une fictionNous reprenons ici les termes de réel et de fiction dans leurs considérations normales. Il est vrai qu’on pourrait nous reprocher, dans ce texte mais aussi lors de la résidence, de revenir sans cesse à des catégories que nous prétendons ré-agencer ou déconstruire. Mais nous sommes convaincus que la déconstruction passe par la mise en évidence, à gros traits, de manières caricaturales de faire pour jouer avec..
C’est par la matérialité toute virtuelle d’un serveur, et d’une couverture wifi, aux contours limités à une certaine zone mesurable (qui, dans notre cas – et un peu par hasard –, concordait plus ou moins avec la surface du bâtiment d’Emmaüs Mundo) que pouvait se déployer la carte du Village. Cette laborieuse construction, nous l’avons souhaitée historique : toutes les étapes de la construction (c’est-à-dire les diverses versions de la carte qui sont autant de versions de site internet) sont archivées, donc accessibles, et présentées de manière antéchronologique. Ainsi, si la dernière version (la plus actuelle) paraît à n’en pas douter assez cryptique pour les non-villageois qui n’étaient pas immergés dans la fiction au moment de la construction, on peut au moins se dire qu’elle ne sort pas de nulle part, mais qu’elle résulte d’une certaine histoire qui, finalement, n’est pas si éloignée d’une pratique quotidienne qualifiée de réel. Des histoires qui parlent indissociablement des villageois d’Emmaüs et des employés de la Mairie du Village.
La direction d’Emmaüs nous a généreusement donné carte blanche. Nous pouvions intervenir très librement auprès des salariés (et ils avaient loisir de prendre ce temps), tout comme nous avions accès à plus ou moins toutes les ressources disponibles : les objets mis en vente, et ceux déposés dans les bennes de dons. Ce qui nous a permis de venir les mains dans les poches, pour chiner le matériel nécessaire afin de mettre en place le site internet du projet (qui ne s’appelait pas encore Le Village). De quoi rendre visible et palpable cette nébuleuse boite noire mondialisée qu’est « l’internet ».
Internet.
Des ordinateurs complets, de puissance tout à fait variable, ont été reconditionnés pour notre travail quotidien.
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C’est en toute cohérence que nous nous sommes tournés vers un système d’exploitationUn système d’exploitation, c’est le programme principal, qui va gérer toutes les autres applications. Il en existe des propriétaires (Windows, MacOS, etc.), mais également des libres, le plus connue étant Linux. Sans rentrer dans le détail, et pour simplifier : là où vous n’avez qu’une seule "version" de Windows et MacOS, vous avez une multitude de distributions Linux, chacune portant son paradigme (vision du monde politique et technique). libre et léger installable depuis une clé usbInstaller une distribution, notamment Linux, sur une clé USB, est très facile. Il suffit de la rendre « bootable » : https://doc.ubuntu-fr.org/live_usb : GNU/Linux Emmabuntüs Contrairement à ce que le nom laisse entendre, cette distribution n’est pas basée sur Ubuntu, mais sur Debian.. Surprenamment, nous n’éprouvons pas vraiment de difficulté sur l’installation d’au moins cinq machines reconditionnées par nos soins : le matériel est reconnu immédiatement sans autre configuration que ce qu’en demande l’assistant d’installation, accessible à n’importe qui prenant le temps de lire les instructions pour rentrer un nom d’identifiant, un mot de passe, le choix d’une langue, etc.
Un réseau c’est aussi du câble et du wifi. Nous récupérons un routeur.
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Ce routeur émet le wifi sur une certaine zone géographique au sein des locaux d’Emmaüs : une donnée importante, car c’est l’une des portes d’entrée de nos visiteurs dans la fiction. C’est à partir d’un ordinateur ou d’un smartphone qu’une personne pourra se connecter à notre wifi local et accéder au site du Village. Nous installons le logiciel libre Wifi AnalyserDisponible sur Android depuis le catalogue d’application libre F-droid https://f-droid.org/fr/packages/com.vrem.wifianalyzer/ ,et à force de patience et de déambulation, nous avons une cartographie de la couverture wifi.
Ceci étant fait, il nous faut encore pouvoir traiter toutes les requêtes effectuées sur le wifi, et rediriger nos visiteurs sur le lieu de notre fiction.
Pour le travail collectif avec les membres de Pieds au mur (centralisation du matériel photographique et du son, gestion des projets, d’agenda, etc.), et surtout l’accès à un site à construire, il nous fallait un intermédiaire – l’élément central de notre nébuleuse boite noire qu’est l’internet. Et oui, nous l’oublions souvent : pour qu’un site soit accessible de n’importe où et n’importe quand, il faut faire fonctionner un autre ordinateur, allumé tout le temps, que l’on nomme un serveurNommé ainsi car il "offre" des services à d’autres ordinateurs, nommés des "clients". On pourra déplorer l’usage d’une terminologie économiciste… informatique.
Pour qu’un serveur tourne, il nous faut là encore un système d’exploitation. Nous prenons l’ordinateur le moins puissantJuste une tour, car l’écran ne nous sera que de peu d’utilité. et installons le système Yunohost, basé sur Debian, qui permet le déploiement de tous les outils dont nous avons besoin.
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Nous y installons les logiciels dont nous avons besoin.
L'annuaire
Se connecter à un site internet est, en pratique, simple, et se résume à taper dans un navigateur une adresse, ethikmologie.frCe qu’on nomme un nom de domaine. par exemple, pour voir apparaître par magieC’est le principe même de la boite noire d’internet que nous illustrons plus haut : on sait ce qu’il y entre (un nom de domaine), on connaît ce qu’il en sort (un site internet apparaît à l’écran), mais rien de ce qu’il se passe entre ses deux extrémités. Nous empruntons la métaphore à la sociologie des sciences et des techniques, dont le travail est justement d’ouvrir ces boites noires pour, d’une certaine manière, pouvoir les juger et les politiser. le site du Cabinet d’éthikmologie. Derrière cette simple action se déroule toute une série d’opérations qui répondent au problème technique suivant : où se situe l’ordinateur qui héberge le site demandé ? Car, vous vous en doutez, un ordinateur n’a pas, à priori, de nom… Il n’existe pas, sur internet, d’ordinateur s’appelant ethikmologie.fr. Sur un réseau, un ordinateur possède un identifiant : son adresse IP.
Prenons un autre exemple pour bien comprendre l’opération. Si je cherche le numéro de téléphone de Pierre Labbé, je dois me munir d’un bottin (ou d’un ersatz numérique) qui va m’indiquer l’identifiant de Pierre Labbé : son numéro de téléphone.
Internet (ou un réseau local) fonctionne de la même manière, avec divers bottins. La plupart sont fournis par les fournisseurs d’accès internet, mais ce que nous voulons dans notre cas, c’est rediriger nos visiteurs vers notre propre serveur.
C’est ainsi qu’avec l’aide du logiciel Pi-Hole, nous pouvons parvenir à nos fins. Dès qu’un visiteur est connecté à notre réseau wifi du Village, il pourra accéder aux différents sites : http://le.nuage/, http://le.village et https://Emmaüsmundo.com/.
le.nuage/
Tout le monde connaît le « cloud », littéralement « le nuage ». L’idée est de manipuler des données, habituellement traités sur son propre ordinateur, sur un serveur distant. Si nous allons au bout de notre nébuleuse image : nous envoyons des données un peu partout et nulle part. C’est ce qui se passe lorsqu’on confie des documents à de grosses entreprises lucratives, dans les Drive, Icloud, Dropbox, etc. Comme l’on souhaite un ciel un peu plus dégagé, nous avons préféré installer un Cloud sur notre serveur, avec le logiciel libre Nextcloud, accessible depuis http://le.nuage, afin de partager tout type de documents, de rédiger des documents collaboratifs, de gérer un agenda, etc.
Intrusion du réel dans la fiction.
Pour que la fiction opère, et qu’elle soit vue comme telle, rien de tel qu’un détournement du réel. Allez, hackons Emmaüs ! Le visiteur connecté sur notre réseau wifi et se connectant au site https://Emmaüsmundo.com/ est redirigé vers une copie de la version numérique, qui n’est rien d’autre qu’une virtualisation de notre fiction, une sorte de fiction de la fiction au sein du réel numérique : bienvenue au Village.